mercredi 19 décembre 2012

Ambient music: Théorie et pratique selon Brian Eno (1)


« Je rêve les instruments obéissants à la pensée, et qui, avec l'apport d'une floraison de timbres insoupçonnés, se prêtent aux combinaisons qu'il me plaira de leur imposer et se plient à l'exigence de mon rythme intérieur.» 
Edgar Varèse, 1916.



En 1978, j'ai sorti le premier disque à se désigner du nom d'ambient music, nom que j'ai inventé pour décrire un style musical alors en voie d'émergence.  
Cela s'est passé ainsi : au début des années 70, de plus en plus de gens commençaient à écouter de la musique autrement. Disques et radios existaient depuis suffisamment longtemps pour que le charme de la nouveauté se soit un peu épuisé, et tous étaient désireux de faire des choix, très spécifiques et très raffinés, relativement à ce qu'ils passaient chez eux ou dans les lieux de travail, au genre d'ambiance sonore dont ils s'entouraient. Ce faisant, ils tournaient le dos au principe qui dominait encore l'industrie du disque à cette époque - les gens ont une durée attentive très brève, veulent beaucoup d'action et de nouveauté, des structures fortes, des rythmes clairs et, par dessus tout, des voix. Or je remarquais que, bien au contraire, mes amis et moi faisions et échangions des cassettes d'une musique choisie pour son immobilité, son homogénéité, son manque de surprise et, par-dessus tout, de variété. Nous voulions en faire  usage autrement - comme un élément dans l'ambiance de nos vies -, qu'elle soit continue, et constitue un environnement.
A la même époque, d'autres signes apparaissaient à l'horizon. En raison de l'évolution des techniques d'enregistrement, une foule de possibilités de composition tout à fait neuves apparurent. La plupart étaient liées à deux domaines nouveaux, étroitement apparentés: le développement de la texture sonore elle-même comme centre du travail de composition, et la capacité de créer électroniquement des espaces acoustiques virtuels (n'existant pas dans la nature).

Quand on entre dans un studio d'enregistrement, on voit d'abord des milliers de boutons et de contrôles. Presque tous correspondent à des manières différentes d'accomplir le même travail: ils vous permettent de faire des choses aux sons, de les rendre plus gras, plus minces, plus brillants, plus bruts, plus durs, plus lisses, plus percutants, plus liquides, bref un bon millier de choses différentes. Un compositeur qui enregistre pourrait donc consacrer une bonne part de son énergie à inventer des sons, ou des combinaisons de sons, nouveaux. Bien entendu, cela était déjà bien connu dès le milieu des années 60 : le psychédélique permit l'expansion de la conscience, mais aussi des techniques d'enregistrement. Pourtant on partait toujours du principe que jouer avec le son lui-même était une "simple" tâche technique - dont ingénieurs et et producteurs se chargeaient -, par opposition au travail véritablement créateur : écrire des chansons, jouer. 
J'ai voulu suggérer, avec l'ambient music, que cette activité était bel et bien l'une des caractéristiques qui distinguaient une musique nouvelle, et qu'en fait elle pouvait devenir le centre d’intérêt du travail de composition. Les studios offraient également aux compositeurs des espaces virtuels. Traditionnellement, on plaçait un micro devant un instrument placé dans un espace qui sonnait bien, et on enregistrait le résultat. On entendait donc l'instrument et sa réverbération dans cet espace. Dès les années 40, les gens se montrèrent plus ambitieux : ils commençaient à inventer des technologies pouvant enrichir cet espace naturel ; chambre d'échos, décalage de bandes, etc. 
 

Un tel travail fut, en grande partie, le fait de la radio - afin de pouvoir "situer" les personnages dans les feuilletons -, mais la musique de variétés fut la première à aborder le sujet. Elvis, Buddy, Eddy, tous les autres, chantaient avec, dans la voix, des échos bizarres - tout à fait différentes de ce qu'on n'avait jamais pu entendre dans la nature. Phil Spector et Joe Meek inventèrent leur propre "son" - en recourant à des mélanges d'overdubs, de chambres d'échos improvisées, d'espaces à forte résonance (escaliers, cages d'ascenseur), de bandes à vitesse de défilement variable et ainsi de suite. Tout ceci bien avant les synthétiseurs et le dub reggae... 
Au début des années 70, quand j'ai commencé à faire des disques, il était clair que c'était là qu'allaient se passer beaucoup de choses. Je m'y intéressais parce que cela revenait à rapprocher l'acte musical de l'acte pictural (sujet sur lequel je pensais connaitre certaines choses). De nouveaux appareils permettant de modeler le son, de créer des espaces, apparaissaient chaque semaine sur le marché (ils continuent, d'ailleurs), les synthétiseurs faisaient des débuts encore maladroits, mais cruciaux et, tous les soirs, les gens comme moi bricolaient avec tout cela, étonnés que tant de choses soient désormais possibles, immergés dans les nouveaux mondes sonores que nous pouvions créer. 
Et l'immersion en était vraiment la raison d'être : nous faisions de la musique dans laquelle on pouvait nager, flotter, se perdre.



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