dimanche 2 juin 2013

Musique et songes par Le chevalier Gluck de Hoffmann




« Ah ! comment serait-il possible d'indiquer seulement les mille manières dont on arrive à composer ? C'est une large route, où la foule se presse, en s'agitant et en criant : Nous sommes élus ! nous sommes au but ! ― On arrive par une porte d'ivoire dans le royaume des rêveries. Il est peu d'hommes qui aient vu cette porte une seule fois ; il en est moins encore qui l'aient franchie ! ― Là tout est merveilleux ; de folles images flottent ça et là ; il en est de sublimes ; mais on ne les trouve qu'au-delà des portes d'ivoire. Il est encore plus difficile de sortir de cet empire. On y vogue, on y tourne, on y tourbillonne. Beaucoup de ces voyageurs oublient leur rêve dans le pays des rêves ; ils deviennent eux-mêmes des ombres au milieu de tous ces brouillards. Quelques-uns s'éveillent et sentent ; ils s'élèvent, et gravissent ces cimes mobiles : enfin ils arrivent à la vérité ! Le moment est venu ; ils touchent à ce qui est éternel, à ce qui est indicible ! ― Voyez ce soleil ; c'est le diapason d'où les accords, semblables à des astres, vous plongent et vous enveloppent dans des flots de lumière. Des langes de feu vous environnent, et vous garrottent comme un nouveau-né, jusqu'à ce que Psyché vous dégage et vous entraîne au séjour de l'harmonie.
A ces derniers mots, il se dressa sur ses pieds, et leva les yeux vers le ciel ; puis il se remit à sa place, et vida son verre, que j'avais rempli. Nous étions seuls, un silence profond régnait autour de nous, et je me serais gardé de le rompre, de crainte de troubler les méditations de cet homme extraordinaire. Enfin il reprit la parole, mais avec plus de calme.
— Quand je pénétrai dans ce vaste champ, j'étais poursuivi par mille anxiétés, par mille douleurs. Il était nuit, et des masques grimaçants venaient m'effrayer et s'accroupir autour de moi ; des spectres m'entraînaient jusqu'au fond des mers, et du même trait, me ramenaient dans les plaines lumineuses du ciel. Tout redevenait ténèbres, et des éclairs perçaient la nuit, et ces éclairs étaient des tons d'une pureté admirable, qui me berçaient doucement. ― Je me réveillai, et je vis un œil vaste et limpide ; qui plongeait son regard dans une orgue ; et chaque fois que son éclatant rayon visuel colorait une des touches, il en sortait des accords magnifiques, tels que je n'en avais jamais ouïs. Des flots de mélodie débordaient de toutes parts, et moi, je nageais délicieusement dans ce frais torrent, qui menaçait de m'engloutir. L’œil se dirigea vers moi, et me soutint à la surface des ondes écumantes. Les ténèbres revinrent. Alors deux géants, couverts d'armures brillantes, m'apparurent : c'étaient la basse fondamentale et la quinte. Ils m'entraînèrent de nouveau dans l'abîme ; mais l'œil me souriait : Je sais, dit-il, que ton cœur est animé de désirs ; la douce tierce va venir pour toi se placer entre ces deux colosses ; tu entendras sa voix légère, et tu me reverras avec le cortège de mes mélodies. II se tut.
— Et vous revîtes cet œil divin ?
― Oui, je le revis. Je me retrouvai dans le pays des songes. J'étais dans un vallon ravissant ; et les fleurs y chantaient ensemble. Un tournesol gardait seul le silence, et inclinait tristement vers la terre son calice fermé. Un attrait irrésistible m'entraînait vers lui. ― Il releva sa tête. ― Le calice se rouvrit, et, du milieu de ses feuilles, je vis apparaître l’œil dont les regards étaient tournés vers moi. Alors s'échappèrent de mon front des sons harmonieux qui se répandaient au milieu des fleurs et semblaient les raviver ; elles les aspiraient en frémissant, comme une pluie bienfaisante qui vient après une longue sécheresse. Des vapeurs odorantes s'élevèrent du milieu des fleurs, et me plongèrent dans l'ivresse ; les feuilles du calice s'élevèrent au-dessus de ma tête, et je perdis mes sens. »


Le Chevalier Gluck, Extrait du conte d'Ernest Theodor Amadeus Hoffmann.  

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