jeudi 6 juin 2013

La musique chez les Amérindiens par J.M.G Le Clézio


« Entre le bruit des flûtes indiennes et le langage articulé il y a le chant. Mais pour l'Indien, le chant est encore une autre forme de silence. C'est un langage dénaturé, incompréhensible par la distorsion des mots, le timbre, l'intensité de la voix, par la syncope, le rythme, le geste vocal. De même qu'il ignore la musique harmonique, l'Indien ne connait pas la mélodie. Elle ne l'intéresse pas dans le chant. Il n'a pas le gout pour cela. Ses chansons, il ne les veut pas belles, il se moque bien de l'air. Impossible de siffler ces chants-là, ils n'ont pas de mémoire.
Psalmodie plutôt, répétition continuelle de la même phrase musicale, comme s'il n'y avait qu'un chant possible, une seule musique. Pour l'Indien, le chant n'est pas une distraction ni une décoration. Comme le langage, comme les signes de la peinture, comme le chant de l'oiseau serpentaire, du martin pêcheur, de l'épervier, du troglodyte, le chant de l'homme est seul et unique. Il est son identité, son slogan, son emblème. A quoi bon varier? A quoi bon inventer des airs nouveaux? L'Indien est délibérément étranger à cette compétition, à ce commerce. 
 Le chant de l'homme est venu directement des profondeurs du passé, il a traversé le temps sans métamorphose, sans altération. Il est venu comme sont venus les dons de la parole, les dons de la chasse, de la peinture, de la magie curative, de la sculpture des bois, de la vannerie. Certains détails ont pu changer, siècle après siècle. Mais c'est sans importance. Il n'existe qu'un seul chant. Il n'existe qu'une seule voix: c'est peut-être cela le plus mystérieux du chant indien. Lorsque l'indien chante, il abandonne sa propre voix et emprunte une voix nouvelle, étrangère. Il fait cela très facilement, haussant simplement sa voix jusqu'à la limite du possible, c'est-à-dire dans le falsetto. Le spasme de la gorge qui produit ce son suraigu, frêle murmure plutôt que voix, est le signe même du chant. En deçà de ce seuil, on n'est plus dans le chant (trianbi), mais dans la parole (phedda); au delà, on est dans le cri (biavi).
Hommes, femmes, enfants chantent avec la même voix, sans qu'il soit possible de les distinguer. Le chant n'a pas le même véhicule que la parole. Il utilise la voix brisée, méconnaissable. »





Hai, p 65-66,



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